Parce que j’adore Lolita et parce que je n’aime pas Lolita.

Parce que le roman de Vladimir Nabokov est un chef-d’œuvre et parce que le film de Stanley Kubrick n’est pas une œuvre réussie.

Parce qu’il n’y a pas de livres mineurs chez Nabokov et parce qu’il y a des films manqués chez Kubrick. Lire la suite


La vérité est un grain de blé qui germera demain ou dans mille ans.

Proverbe Anatolatlantidien

La mort ne remet pas les choses au lendemain. Ses ailes prennent un malin plaisir à voler vers hier. Me pardonnera-t-on si j’avoue que la mort n’a rien effacé de ma répugnance pour les révolutions ? Celles-ci s’associèrent dans mon esprit à tant d’effusions de sang, que j’en conçus un semblable dégoût pour toute forme de menstrues, d’où me vint une vive appétence pour les filles impubères.

J’aurais pu écrire l’extraordinaire épopée amoureuse d’un homme d’âge mûr et d’une adolescente, le grand roman contemporain de l’initiation érotique. Au lieu de quoi, je n’ai fait qu’ajouter un chapitre salace à l’immémoriale chronique du maître et de l’esclave. Que Lolita fût – paradoxalement – le chef-d’œuvre absolu du roman soviétique, je tenterai d’en persuader celui – ou celle – qui ne jugerait pas futile d’écouter jusqu’au bout ma confession d’outre-tombe. Lire la suite


Tony Chambers, le scénariste, a la bougeotte. Il cherche des allumettes pour rallumer le moignon de cigare qu’il s’obstine à garder vissé entre ses lèvres et qui s’éteint tout le temps. Bob Hollow, le réalisateur, semble assoupi. Il s’est renversé sur une chaise de toile qui ne repose plus que sur ses pattes arrière. Sa tête s’est calée contre le mur de la pièce, sous un calendrier indiquant le mois de novembre d’il y a cinq ans et orné d’une photo d’une dame nue, aux seins lourds, qui tait penser à Jayne Mansfield. Sue Lyon, l’actrice principale, suce un gros bonbon rose piqué au sommet d’un petit bâton. S’adressant au scénariste :

— Alors, tu reprends sans te presser, en m’épargnant les détails.

— Bon, bon, avec tout ce bourbon qu’on a bu ce soir, j’ai des problèmes avec mes idées. Je vais faire un effort.

— C’est ça, fais un effort, mon gros. Lire la suite


À jamais, Estelita, mi estrella, mon étoile dans le soir qui tombe sur les eaux troubles, chargées de sel, de sable mais aussi, Telita, des déchets du monde qui divague au loin et des rejets des navires qui voguent au large, des tempêtes, Lita, ou tout simplement du ressac des jours contre notre île, écoute-les, Estelle, battre les flancs du Malecón qui sombre, je sais, Lita, mais résiste, résiste, écoute, écoute, à jamais te dis-je, je poursuivrai la caresse des vagues sur les lèvres du temps, j’entends, de l’éternité, oui, à jamais, Estelia, jusqu’à la fin du monde et au bout de mes palabres vaines, de mes palabras répétées, je chercherai les mots, les mots Lita, qui diront le son et le sens d’une eau sauvage léchant, à l’image de cette île, les lèvres intimes d’une chair intacte…

… Va, va, stella maris, étoile de mer quand tu te couches sur le sable et que tes bras sombres se couvrent de grains clairs, ve, ve, muchacha, je sais, je sais, la route est chaque matin plus crevassée et les nids-de-poule sur le trottoir de plus en plus géants, de vrais abris pour coqs en pâte, des sinécures pour tous les profiteurs qui n’ont eu de cesse de sucer l’île comme une vieille canne à sucre, va, va, petite, balance-toi tout doux, d’un pied à l autre, oui, ainsi, Estrell’amie, navigue et emmène-moi, chaloupe déhanchée, entre les flaques, évite les crapauds qui y croupissent et chantent le début de la nuit, oui, ainsi, petite, ne force pas l’allure, hay quedar tiernpo al tiempo, il faut du temps pour trouver le temps, le Malecón est long et la promenade doit être lente, ma tendre Jane m’attendra, comme elle m’attend toujours quand je pars, et m’a toujours accueilli au retour de mes escapades et souvent de mes défaites, ve ve… Lire la suite


Par je ne sais quelle perversion du destin il m’arrive de ressentir pour Jojo l’attrait sublime qu’Humbert Humbert éprouvait pour moi, Lolita. Quand je le vois s’ébattre sur la plage parmi ses cousins et cousines, fades et presque nuis face à sa splendeur, quand je m’allonge et bois entre mes cils le ciel et ouvre mes oreilles aux cris si diversifiés et à la fois si pareils d’année en année des enfants sur une plage, j’attends le moment inoubliable où, sortant de l’eau, s’ébrouant, Jojo passe en courant près de moi m’éclaboussant de sable et de rire. À travers mes cils, ses petites dents, sa tignasse plaquée d’eau salée, le doré de sa peau, le duvet de ses cuisses, fugitive vision ! Ab boire ce petit homme de toute ma peau ! Me rouler sur lui comme la mer roule sur un galet. Ou tendrement le bercer de mon souffle dans les cheveux. Chaque jour il vient sur la plage, enfonçant ses pieds comme des fleurs à peine pubères dans le sable mouillé. J’en frémis de joie car les joies se prennent par les yeux, l’ouïe, la salive qui inonde la bouche, le baiser du vent sur le visage. Il file près de moi, silhouette gracile sur le ciel et l’écume des vagues, ombre ciselée sur l’éclat du jour. Moi aussi, Lolita nymphette, j’étais gracile comme cet éphèbe encore enfant avec toutes les promesses d’un fruit prêt à éclore. Et quand, sortant de l’eau, il tend son jeune corps à l’adoration du soleil, je ne puis m’empêcher de sourire à la miraculeuse beauté du monde. Lire la suite


D’après l’œuvre photographique de Jacques Leurquin

1.

Je suis belle, ô mortels, dans le drapé de clarté où je vous dévisage

Mon insolence, mon désir fauve vous démasquent

Il pleut sur le noir des rayures

La lumière en flaques brûle sur ces laques

Je vous envisage à distance sous le loup d’un charbon cristallin

Vous ne verrez que mon buste livré aux caresses de l’air

Avec de mes seins les astres érectiles

Tandis que je halète en circuit fermé

Sous le masque et son appendice caoutchouté Lire la suite


Elle a quatorze ans. Elle s’appelle Larissa et fréquente le collège de T. Elle n’est plus une adolescente, mais déjà presque une femme avec ces mutations qui l’ont transformée en peu de temps : seins, pubis, aisselles et, chaque mois, ces écoulements qui lui laissent en bouche une saveur un peu fade. Puis, surtout, ce qui se passe dans sa tête. Des idées qu’entretiennent ses nombreuses lectures, des poèmes, des romans. Elle les emprunte à la bibliothèque ou bien des copines lui en passent en douce. Des œuvres où il est beaucoup question de sexe et d’amour. Des passions rabâchées, mais qu’elle prend plaisir à retrouver au fil des pages. Ainsi, tout récemment, l’a bouleversée Lolita, un livre de Nabokov. L’aventure d’une adolescente qui s’éprend d’un homme mûr. Elle a avalé ces pages. Elle en est encore marquée aujourd’hui, à un point tel qu’elle est quasi devenue Lolita. Ne serait-ce que par la ressemblance de leur prénom. Oui, l’amour ! Lire la suite


D’abord, s’avise-t-on que Lolita est contemporaine de Zazie ? Zazie, la mouflette, doit avoir dans les dix ans (« j’suis formée » keldi, mais elle egzagère), Lolita la nymphette dans les treize. Leur date de naissance littéraire est la même : 1959, dans la traduction française pour Lolita. Nous ne connaissons par contre de l’héroïne de Queneau que vingt-quatre heures de sa vie, bien remplies il est vrai, et ce qui est bien assez pour avoir en commun d’être des nymphettes délurées. Mais ceci n’est qu’une incidente qui n’a rien à voir avec l’objet principal de mon propos.

En fait, je lis peu de romans, quoique ma bibliothèque en contienne ce qu’il faut pour passer pour un lecteur des grands classiques et de chefs-d’œuvre méconnus. J’y prends donc Lolita, entre Musil et Nerval. Et je me mets à le relire bien vite sous un angle très particulier : celui de la couleur. Qu’est-ce à dire ?

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Je ne pouvais rien y faire, je ne voulais pas me mêler d’une affaire que je ne comprenais pas !

J.-M. Coetzee, En attendant les barbares

Un matin, la boîte aux lettres de Théodore Tsaganos, traducteur de son état, contenait une enveloppe avec un timbre à l’effigie d’une tortue.

Antwerpen, 1er septembre 2005

Bedrijf Troubleyn

Seefhoek

Beste vriend,

(Traduction en français)

Notre collectif Troubleyn désire offrir à son Maître incontestable J an Fabre en remerciement pour sa performance éreintante en Avignon trois phrases du chef-d’œuvre de Vladimir Nabokov, Lolita, qui fêtera prochainement ses cinquante ans en librairie.

Le mieux serait que vous traduisiez trois phrases au hasard.

Nous espérons que vous aurez la main heureuse, et la Lingue réservée.

C’est un projet top secret pour notre Maître Fabre qui voudrait privilégier l’aspect papillonnant du texte de Nabokov.

Après les virulentes critiques sur les pots de pipi, les giclures d’hémoglobine et l’ensemencement au sperme des spectateurs dans la cour d’honneur du Palais des Papes, il a décidé en brainstorming ultra-confidentiel de retourner à ses premières amours, les insectes.

Nous avons eu vent de votre habileté à traduire Goethe, Botho Strauss et Shakespeare dans notre unique langue flamande et vous confions la mission les yeux fermés.

Pour vous rassurer totalement, Nabokov est mort, sa veuve aussi et vous n’êtes pas obligé de traduire les trois phrases en entier, juste des mots, piqués au hasard des pages que vous prendriez au vol comme des papillons.

Nous vous demandons juste de remplir le filet en suffisance.

Choisissez ceux qui vous semblent les plus mélodieux à traduire, notre langue est rude et difficile à faire passer h l’étranger.

Si vous vous sentez suivi, n’hésitez pas à nous le faire savoir, notre Maître a beaucoup d’ennemis.

Un dernier conseil : ne vous attardez pas dans les bibliothèques de la Communauté française.

Le chèque qui accompagnait la proposition alignait les euros. Lire la suite


Le paysage était loin derrière elle, maintenant. Le jeans au niveau de sa taille boudinait. Lolita, elle le fut. Lo li ta, jo li tas, elle le fut. N’avait-elle pas écrit : « là, à demi-nue sur une natte inondée de soleil, s’agenouillant et pivotant sur ses jarrets, je vis mon amour… » ?

Le livre qui porte ce nom, relu cinquante ans plus tard, garde-t-il le piment corrosif de sa jeunesse ? N’est-il pas devenu, plus simplement, la sinistre aventure du narrateur ? Le roman d’un pédophile, le rêve détaillé et pervers d’un névrosé qui se raconte jusqu’à la cour d’assises, peut-être pour se justifier ? Depuis lors, les tribunaux en ont jugé d’autres, dans le réel et le sanglant, provoquant le public et les marches blanches.

La confession romancée, qui s’intitule Lolita, échappe à la seule licence par la narration même de son héros, si l’on peut appeler ainsi Humbert Humbert. L’obsession lui donne du lyrisme, mais l’obsession demeure répétitive lorsque les pages succèdent aux pages. Nabokov atteint-il son but : « fixer à tout jamais la magie périlleuse des nymphettes » ? Lire la suite