Ainsi passe mamzelle Gloria Mundi,
les étoiles, dans la boue et la pluie.

1.

Aujourd’hui que nous avons appris du professeur Éluard que la terre est bleue comme une orange, nous prions sans excès de courtoisie les astronomes Anaximandre. Anaximène ou Thalès et leurs pairs en vrac, d’aller, juste retour des sujets, se faire voir chez les Grecs à qui ils ont appris que la planète est plate ou que les astres sont des corps fixés sur des sphères en révolution. Car bien sûr, c’est bleue comme une orange qu’est la terre. Bleue d’elle-même, éperdue d’elle-même, la terre est bleue comme le cadavre d’un Narcisse noyé. Oui, bleue comme une orange, sanguine tout de même, énormément sanguinolente. La terre est la négresse bleu pourpre des hommes, leur favorite tête à claques, leur rouge chèvre émissaire, leur crotté paillasson. (Passons un instant l’orange au bleu. L’universelle ambiguïté de l’être peut ainsi se décliner : la terre, c’est son précieux berceau, sa soue immonde, son paradis perdant, ses fouettantes feuillées, son palpable Graal, son gadget en plastique, son plancher de salut, sa pelote d’insatiable bousier.) Revenons à notre fruit à pépins. Bleue comme une orange en instance d’asphyxie. Comme saisie et étranglée par un cou dont elle est singulièrement dépourvue. Belle orange de la taille et de la consistance d’une ecchymose, d’une contusion, d’un traumatisme. Bleue et ballottante comme la coloquinte tranchée d’un aristocrate, secouée comme la tronche bleu noir d’un porion silicosé. La terre bleue comme le visage d’un pendu à Villon, la pelure de l’étrange fruit éructé par Lady Day. Et une orange synthétique, Maître. Une orange dévêtue, dépouillée, départie de son écorce lyrique. Comment va la terre ? Disons que ses métaphores sont en berne. Un fruit bleu de rage, rebelle ou plus sûrement absurde, triste machine aveugle, qui se craquelle, se soulève, se fissure, sort ses fumantes tripes. Un agrume génétiquement modifié et dans lequel il est conseillé de ne mordre qu’avec modération. Mais comment taire, sans porter ombrage au trismégiste et céruléen Paul, que l’affirmation d’une terre plate nous laisse vaguement nostalgique ? Oui, nous avons nostalgie de ce temps où la terre était, dans un vigoureux accès de lucidité, dite plate. Qu’on nous comprenne, nous ne regrettons pas le temps de l’hébétude qui faisait croire à l’homme que la terre est une surface plane au bout de laquelle le marcheur s’abîme. Nos regrets éternels vont à cette époque clairvoyante qui donnait d’ores et déjà la terre pour une chose épuisée, sans caractère, médiocre, un modèle, – osons la formule, ne sommes-nous pas là pour ça ? – un parangon de platitude. La terre est morne. La terre est triste, hélas. C’est la terre, la terre toujours recommencée ! Ah ! ouiche, comme notre modestie s’accorde bien à cette perception désormais tombée en désuétude. Lire la suite


Mi-juin. Le soleil frémit sur les feuilles. Dans l’air dérivent des graines à aigrette. Des merles se poursuivent. Le pinson multiplie ses refrains amoureux. Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux[1], leurs photos en couleur, les titres à la une, les reportages des envoyés spéciaux. Il y a l’actualité quotidienne. Ses tragédies dans l’odeur du café.

 

Ils te regardent. Graves. Silencieux. Jouer, chanter, rire, sourire : ils ne l’ont pas appris. Ils ont des yeux écarquillés, du ventre gonflé, des bras comme fétus fragiles. Ton obole les vaccine. Les sauve. Ils ne mourront que plus tard. De faim peut-être. Ou recroquevillés dans la soute d’un cargo clandestin. Lire la suite



et l’épave ? – on dit qu’elle a fui le torrent / mais elle vit plus loin / à quelques encablures / des galets / on croise son ébauche / dans les repaires fangeux / qui épousent sa force / elle ne renie rien / des déluges passés dans le gouffre / elle a tenté l’accord / n’a pas perdu au change – est-ce qu’elle hurle ? – l’ossature blanchit au soleil / on dirait une étoile

et le son ? – nul n’est plus libre que lui / il se fore un passage / entre tous les gisants / rebondit comme un astre / prend le mur pour complice / on le suit du regard / sans entraver sa course / il s’échappe et revient à sa guise / encore une escale et un siècle / avant de revoir sa chevelure – un chant, au loin ? – non / rien qu’une partition / chargée de tous les feux Lire la suite


Tandis que, en Belgique, pour ce qui regarde la disparition ou non de ce pays, la suite des événements s’était intégrée à la droite ligne de tout ce qui avait précédé, puisque là, comme une fatalité, l’écheveau à défaire n’est en rien différent du nœud coulant qu’on fait, le monde avait continué à tourner. Pas mieux, comme on peut s’en aviser chaque matin. Mais il faut aussi convenir que les enjeux de cette marche obstinée étaient tout de même d’une autre envergure que ces sempiternelles querelles de nantis.

À vrai dire, à cette échelle, on sentait bien que l’on vivait une de ces périodes, assez rares dans l’Histoire, où un basculement majeur s’opère aux yeux de tous et révèle, comme un motif de moins en moins dissimulé dans le tapis, un grand nombre d’aspects de ce que seront la société future et la vie qu’on y mènera ; l’une de ces périodes, encore plus rare en vérité, où la notion même de « défi » devait être révisée de fond en comble, tant ceux qui sont à relever maintenant revêtent, par leur ampleur et par leur accumulation, un caractère largement inédit et qu’il faut bien qualifier de supra humain. Lire la suite


Dehors. C’était donc ça ? ! Ils m’ont pressé comme un citron. J’ai été leur emblème. Je leur offrais mon essence pour dire au monde comme ils sont bons.

Et aujourd’hui. Ils ont trouvé mieux. Ils ont déniché un « dangereux terroriste », c’est lui le nouveau cobaye qui doit devenir leur mouton. Et moi, y en a bon nègre blanchi. Mais les nègres, on sait bien : ils sont gentils, même si pas trop malins. J’ai été leur bon nègre. Ils m’ont appris à montrer patte blanche, et me voilà blanchi. C’était un bon début pour leur prison humanitaire : « Regardez : il est à peine descendu de son cocotier et maintenant il sait lire, il sait écrire, il sait compter… Il a lâché ses grigris, il a lâché son foufou, sa moambe, son vin de palme… il mange maintenant comme un homme civilisé, avec des couverts. Et grâce à Dieu il ne chante plus de ses chants barbares qui ouvraient le cœur des jeunes filles de chez nous, non ! C’est vrai, quoi ! Ça pourrait être votre fille, ma fille… Il se promène maintenant avec sur les oreilles le walkman qu’on lui a offert et écoute du rap commercial américain. S’il travaille un peu, il pourra s’acheter un MP3 dernier cri… Nous l’avons inséré dans la société, oui Monsieur, oui Madame : il a appris un métier, les travaux de bureau. Il pourra maintenant aller dans un bureau, trier le courrier, taper les étiquettes d’enveloppes, mettre les cachets, déposer les colis d’un endroit à l’autre : une belle carrière s’ouvre à lui. Le voilà, maintenant, Européen, citoyen à part entière, nous lui avons donné la vie » et etcetera… etcetera… etcetera… Et moi, pauv’idiot de neg’, j’y ai cru à leurs salades. Je voulais m’insérer dans la grande Europe. L’égalité s’ouvrait à moi, la fraternité, et devinez quoiz’encore ? Eh bien, celle qui me tombe dessus aujourd’hui : la Liberté. Qui me met là, tout nu dans la rue de la grande Europe. Un beau papier à la main : « Qualifié en travaux de bureau de la formation adaptée au milieu pénitencier ». Avec ça, tous les patrons vont se battre pour m’engager, tiens ! Lire la suite


Quand le prof avait dit ça, j’avais tout de suite tourné la tête vers Mathieu. Et toute la classe nous avait regardés, Mathieu et moi. On était assis au premier rang, mais je sentais leur regard dans mon dos. « C’est l’amour qui fait tourner le monde », avait dit le prof Ma première réaction, que j’ai gardée pour moi-même, fut de penser que les sujets de dissertation qu’on donnait aux élèves de rhétorique étaient de plus en plus débiles. Mathieu, lui, ne put s’empêcher de formuler ses réflexions personnelles à voix haute.

« Non, Monsieur, c’est la peur qui fait tourner le monde !

— Eh bien, Mathieu, tu nous argumenteras cette opinion en six pages. » Lire la suite


À Godarville, dans l’entité de Chapelle-lez-Herlaimont, le Café des Amis reste ouvert fort tard. Des hommes d’un certain âge, que la perspective de retrouver la douceur du foyer n’enchante guère, y descendent jusqu’à plus soif des bières dont chacune est censée être la dernière. Ce soir-là, Cesare Lupino, descendant d’une obscure famille du Mezzogiorno dont le chef, il y avait déjà belle lurette, était venu chercher à nourrir dignement sa grande famille en arrachant de la houille des entrailles alors encore fécondes de la Wallonie, était en retard. Il entra sur le coup de vingt et une heures, en se faisant accompagner par la porte restée ouverte d’une forte bouffée de pluie (Gus Verdoodt, le Flamand, se hâta lentement de venir la refermer), rouge d’excitation, les derniers cheveux qui lui restaient en bataille, et lança à la cantonade :

« C’est fait, dit-il, l’ONU vient de décider de mettre le monde en soins palliatifs. » Lire la suite


L’hélice de l’Argonaute foulait les vagues avec une régularité mathématique. Le sous-marin nucléaire émergeait quelquefois en taisant jaillir l’eau phosphorescente à hauteur de mât. Puis il plongea profondément dans la fosse des Mariannes. L’hélice, comme une queue de cétacé, battit les flots avec lenteur.

On ne devait jamais revoir l’Argonaute, qui emmenait à son bord, outre soixante-quinze hommes d’équipage, le poète et journaliste Stanislas Cerfvol, chargé de la rédaction d’un article sur le huis clos de la vie du bord. Quand il entendit résonner la sirène de plongée, Cerfvol, dans sa cabine, serra plus fort son livre de poèmes. Il y en avait un, de Tennyson, qui commençait ainsi : Sous les tonnerres de la surface, dans les profondeurs de la mer abyssale, le Kraken dort d’un sommeil antique, inviolé, sans rêves. De pâles reflets dansent autour de sa forme obscure. Le jeune homme frissonna. Lire la suite


Il dort sur son chien. Il a l’air serein. Presque.

Les couvertures empestent. Ses ongles noirs trahissent la sédentarité. Depuis combien de temps est-il là, rigide, amorphe, attaché à son chien, à ce lieu ?

Il a le teint blême et les pommettes trop saillantes. Lire la suite