Dès que cette fille bronzée, aux longues jambes, aux yeux brun vert, s’est approchée de moi, je me suis dit que je n’aurais jamais dû m’asseoir à cette terrasse, à cette heure de la journée, que malgré le soleil de cette fin d’après-midi il ne fallait pas porter des lunettes noires, que je devais me lever et partir… mais c’était trop tard.

Elle est là, devant moi, elle me regarde, je prends mon verre de vodka tonic et me concentre sur les glaçons qui tournent lentement devant mes yeux, mais j’aperçois quand même ses seins ronds qui dessinent le décolleté de sa courte robe brillante, du même gris acier que la carrosserie de ma nouvelle Porsche. Elle désigne le siège inoccupé en face de moi : « Vous permettez ? » Je détourne la tête : « Non, désolé ! » Elle tire le siège vers elle et s’assied. Je pense : « Elle n’a pas l’air d’une pro mais elle agit exactement comme si elle l’était », et j’évite son regard et sa bouche. Elle pose la main sur mon verre et l’écarte de mon visage. Je suis en tee-shirt et en jean, je porte un blouson métallisé, je suis mince et je me teins les cheveux. Je ne devrais pas paraître mes cinquante-quatre ans mais mes mains, peut-être ? Ou alors cet air agacé que j’ai pris trop vite ? Ou alors la vodka ? Mais c’est incolore et inodore, et c’est pourquoi j’en bois. Lire la suite


« Chi parla male, pensa male, chi pensa male, vive male. »

Nani Moretti, Palombella Rossa (1989)

Une beurette sexy est attablée à l’étage du Café Beaubourg avec son ordinateur portable. Seule. Je la remarque en choisissant une table avec Barbara Polla — on ne va pas inventer de noms.

moi : Oui, depuis qu’on s’est débarrassés de l’étalon or, on peut dire que les trous de balle ont rendu opalescente la menace de se faire enculer par une bite de cheval.

barbara polla : Excuse-moi, je dois répondre au téléphone.

Et là, Barbara Polla commence à parler, au téléphone. Lire la suite


Les annales, chroniques, miscellanées, rétrospectives, bilans et autres photos souvenirs n’y ont pas manqué. Dans le florilège de nouvelles qui passent à la vitesse du son (et aussi fort que possible…), dans ce flot d’informations continues qui défilent comme des images accélérées (et encore raccourcies au montage…), celle-là, incontestablement, a fait date. En même temps, l’heure n’était pas à la commémoration, puisque l’action dure toujours : et quelques journaux ont rivalisé de verve pour marquer l’importance de l’événement par des titres se voulant visionnaires : Le pot de déconfiture ; L’ouverture de la boîte noire ; Oreillettes coupéesLire la suite


Explication des versets 3 à 10. C’est ici le procès du matérialisme et du « machinisme » modernes. Tout ce chapitre est d’une clarté parfaite. « La blessure mortelle fut guérie » a trait à la crise économique et financière que subit actuellement le pays en question.

Oscar Vladislas de Lubicz-Milosz, l’Apocalypse de saint Jean déchiffrée (confidentiel, publié en 1933 hors commerce aux dépens de l’auteur)

Ce sera de nouveau la fin d’un monde. Marion viendra d’être rendue redondante, suivant la formule qui prive les gens de leur emploi et du même coup de tout moyen de subsistance. Nous réunirons un conseil de crise sur le toit de l’immeuble de la rue Saint-Jean qui abrite mon studio et l’appartement de Manon. Ainsi, je pourrai la revoir plusieurs heures d’affilée, bercé par les paroles de sagesse de mes amis. Blottis au pied des cheminées, nous scruterons le ciel mais la clarté, plus que les nuages, masquera la configuration des étoiles. Nous martèlerons à l’envi notre détermination à tout changer, encouragés par le semblant d’écho dégagé par le ronflement des voitures égarées dans la langueur du dimanche après-midi. Lire la suite


— Dis, papy, c’est quoi l’argent ?

— L’argent, ma jolie, c’est quelque chose qui a pourri ma vie.

— Mais t’es pas si pourri que ça, papy, juste un peu flétri… Si t’étais pourri, il y a belle lurette qu’on t’aurait jeté hors du panier. Allez, dis, tu ne réponds pas vraiment à ma question.

— L’argent, c’était ce qui faisait courir le monde de mon temps. Lire la suite



En sortant du Palais de Justice, où nous avions signé les papiers du divorce, Marilo m’a embrassé sur la joue, avec sa gentillesse et son indifférence habituelles, et elle est partie. Je l’ai vue se pencher sur sa petite voiture, les clés à la main. Je n’ai plus eu de ses nouvelles. Nous avions vingt ans.

Je n’ai pas revu non plus le parc et le château et les belles cousines, ni même la chienne Frida. Mais je n’ai pas perdu tout contact avec sa famille. Je continuais à voir son père, et même très souvent. L’affection démonstrative qu’il me portait quand j’étais son gendre s’est peu à peu transformée en pure et simple amitié. Lire la suite


Assis dans une flaque de soleil le vagabond s’est isolé du monde. Il ne prête même plus attention au gobelet de carton déposé à ses pieds. Sur le parvis de la banque il a écrit à la craie : « J’ai faim ».

Un jeune homme en costume noir, chemise blanche, cheveux coupés à la brosse avec houppette, s’arrête à hauteur du clochard avant de franchir la double porte de la Caisse de Retraite et Financements. Il laisse tomber une pièce. Le clochard lève les yeux de son bouquin et remercie l’homme pressé. Lire la suite


Ma chambre donnait sur le lac Léman. Elle était très vaste et très ensoleillée, elle sentait bon le muguet. C’était, me suis-je dit, un excellent présage avant mon entrevue, dès le lendemain matin, avec les dirigeants du Groupe pharmaceutique Fourcade. Je suis probablement de la vieille école, mais je soutiens que dans les affaires les pressentiments et les prémonitions comptent beaucoup. Pas besoin d’un horoscope ni d’une pythonisse pour en avoir, presque chaque jour, la confirmation. On subodore les choses ou on ne les subodore pas. Le flair en somme. Ce sixième sens que tout le monde possède plus ou moins, mais auquel les gens dits raisonnables ne se fient guère.

J’ai défait ma valise et je suis allé prendre une douche à la salle de bains. Puis je me suis étendu tout nu sur le lit et j’ai commencé à somnoler. Des tas d’images se sont bousculées dans ma tête. À la fin, seule est restée celle de Sarah, ma nouvelle secrétaire. Décidément, Sarah m’obsédait. Avec elle, j’avais l’impression d’être, ces dernières semaines, un adolescent amoureux — amoureux fou — pour la toute première fois de sa vie. Est-ce que j’avais jamais eu à ce point une femme dans la peau ? Lire la suite


— Papa, pourquoi c’est la fourmi qui gagne à la fin ?

Lorsque mon fils me posa cette question, je ne sus que lui dire. Le champ des réponses était trop vaste. Toutes se valaient.

— Elle a eu raison de ne pas lui faire confiance.

— Elle n’a gagné que provisoirement. La chance tourne. Son stock de nourriture peut pourrir.

— Elle n’est pas heureuse avec toute cette boustifaille.

— Elle pense à ses enfants, si tant est qu’elle puisse en avoir. Lire la suite