« Cette fois, je le sens bien, tsunami ! », s’écria-t-elle en riant. Et elle lui offrit encore un baiser sur la bouche, voluptueux comme un tableau de Boucher. Il se retira d’elle et s’ébroua.

Après avoir bien baisé, dit-il, si nous allions faire un tour sur la plage ? Lire la suite


Scène : L’intérieur d’un café. De grandes vitres donnent sur une petite place et laissent passer la lumière d’après-midi d’un jour gris. Au-dessus du comptoir, une télévision allumée dont le son est coupé.

Personnages : les personnes attablées et le patron du bistrot. Ton parlé, familier.

Première table

Deux hommes, sans doute pensionnés, devant deux verres de bière à moitié vides. Chacun a gardé sa casquette sur le crâne ; celui qui parle peu a un mégot éteint au coin des lèvres.

— Il y a mon beau-frère qui vieillit mal… Trente-cinq ans qu’il s’est acheté une petite maison en dehors de la ville, et, maintenant, tu sais ce qu’il dit ?

— …

— Il dit qu’il supporte plus les arbres. Et tu sais pourquoi ? Lire la suite


Voici, fidèlement retranscrites ici pour la postérité, ou ce qui en tient lieu dans nos mémoires capricieuses ayant érigé l’amnésie instantanée en modèle de relation au Temps, les dernières paroles de mon illustrissime père Frank Louis Lloyd Ferdinand White Spencer Clouzot :

« Gloups. »

Il y eut bien un « Aaargh… » juste avant, mais le souffle manqua au grand homme pour vraiment rendre justice à ces gutturales si poignantes. « Gloups », donc, un peu mou et humide, restera dans les manuels d’Histoire À Dormir Debout comme le dernier mot de cette figure emblématique du capitalisme au XXe siècle. Lire la suite


Marcinelle 1956. Curieux jardin d’enfants, les murs de ma classe de maternelle ne présentent plus des oisillons de couleurs, partis les pommiers roses, les visages noircis et épuisés des mineurs du Bois du Cazier, qui recherchent leurs frères dans les souterrains de la mort, visages noircis et hagards, punaisés à la diable, ont remplacé les canards et les fleurs et resteront à jamais dans les mémoires des enfants que nous étions.

Plus tard, le 9 août 1982, une fusillade éclate au restaurant Jo Goldenberg, rue des Rosiers à Paris, on déplore de nombreuses victimes, j’y déjeunais la veille… Paris n’aura plus jamais la même couleur. Lire la suite


Il pleuvait. Depuis quand ? On avait récolté les maïs juste avant la première averse. Il n’avait pas cessé de pleuvoir depuis. Il pleuvait des brouettes. Les terres de culture détrempées n’étaient plus accessibles par les chemins creux où s’enlisaient les machines. On regrettait les chevaux. C’était le progrès, la machine l’avait emporté sur la traction chevaline. En attendant les betteraves attendaient… Julien n’était pas agriculteur mais il connaissait sa vallée aux étangs perdus, aux marais touffus, comme ses poches. Depuis son enfance, depuis la première carabine Flobert, 9 mm, il chassait passionnément. De son territoire il aurait pu parler pendant des heures. Il aimait conter : le canard sauvage qui pour protéger sa nichée simule une aile brisée et reste à la porte du fusil ; la femelle du lièvre, la hase qui, à la période des amours rendait fous les mâles voulant la couvrir. Ils étaient parfois six, sept, à poursuivre la femelle, perdant tout sens de leur sécurité. Et parfois les mâles s’éventraient à grands coups de griffes. Et la bécasse, la belle dorée, notre dame des bois aux grands yeux mystérieux, blessée, pansait une aile ou une patte avec de la boue, quelle belle histoire ! Vrai ou faux ? Allez savoir avec Julien ! Lire la suite


Penser la catastrophe en poète, c’est l’éprouver. L’épouser. La connaître pour la comprendre. Donner une âme à « ce qui arrive » et à cette âme, des mots pour s’écrire. Devenir le lieu du désastre, de l’écriture sismographique du désastre. En l’occurrence du tsunami. Faire corps avec la mer soulevée par une secousse tellurique de magnitude proche de l’extrême. Corps d’analogie avec les éléments déchaînés. Connaître la nature en tant que participant d’elle, être lieu de la deviner, de la pressentir, soit d’anticiper le déluge, de le sentir venir dans ma chair et dans mon sang, de le flairer, de me mettre en situation de le vivre, de construire l’arche – la structure mentale – qui me permettra de lui survivre. De lui survenir.

Je suis venue à l’écriture pour ne pas périr, par absolue nécessité de construire l’arche qui me sortirait de la mentalité patriarcale où la vie m’était devenue impossible. Lire la suite


à toi ma page

ami volé des bords d’Asie

frère au juste prénom

 

tu me disais le large et ses lents coquillages

les papiers chuchotés

chiffons ou cerfs-volants

 

la mer t’a rassemblé

en même temps que l’ombre

ma lettre s’époumone

j’épelle

les frontières

 

aujourd’hui mes yeux rament

sur l’horizon défiguré Lire la suite


Le Jagüey parle par ma voix.

C’est ce que j’ai répondu à l’Officier, la cinquantaine sportive au poil roux, sans doute études chaotiques à Berkeley dans les années soixante, we shall overcome, les bouquins de Castaneda sur nos rites ancestraux, peut-être même Antonin Artaud dans le désert des Tarahumaras, ça faisait alors partie des programmes officiels pour devenir ce type en jogging et baskets une main sur l’oreillette au coin du boulevard et de la rue Belliard mardi vers 16 h 30 face à l’Ambassade hérissée de barbelés, Don’t cross the Street ! Stay on the corner ! (pour garantir l’alliance entre l’Europe et l’Amérique, la fin des divisions, l’unité de vues et les valeurs communes essentielles à cette stratégie qui n’est pas occidentale mais universelle : répandre la liberté dans l’intérêt de la paix n’est-il pas la finalité même de toute l’humanité ?), tandis que d’étranges gargouilles sur les toits lorgnaient tout ce qui bouge depuis le palais des Académies dans leurs lunettes à mire grossissante où le front d’un homme s’expose en gros plan sur l’écran de la cible, ses plus intimes pensées lisibles à l’infrarouge, de même que Hegel à Iéna devant Napoléon crut voir l’esprit du monde à cheval sans pour autant lui lancer sa Phénoménologie au visage (pensées faisant partie des sédiments de connaissances déposés jadis dans le crâne de cet honorable officier de l’Agence, qu’il remuait avec une peine visible en m’écoutant aller et venir dans les méandres de mes propres souvenirs), pourquoi donc pensez-vous que nous aurions eu l’intention de lancer vers la limousine présidentielle cette innocente mallette contenant la bombe d’un livre que vous déposez à l’instant sur le bureau, pas une seconde ne s’écoulant durant cet entretien sans qu’un enfant du Mexique ou d’ailleurs ne soit victime de peste et de famine, de guerre et de mort, directes conséquences d’une gestion du monde qui requiert en guise d’idéologie la substance chimiquement pure du mensonge. Lire la suite


Le ventre bercé par les poissons d’eau douce, le marchand de pierres dormait.

Le mois de juin conjuguait l’humidité des pluies torrentielles de l’hiver et du printemps.

Théodore Tsaganos flottait dans le sfumato des vapeurs cumulées, la digestion perdue dans l’orchestration végétale du silence. Sa barque avait dérivé entre deux nénuphars géants, la pointe de sa coque soulevait mollement leurs corolles. Les jacinthes d’eau chatouillaient les bottines odorantes du trop marcheur, marchand de pierre. Englouti dans la jungle dégoulinante, le temps le mangeait.

Sur la rive, en amont Maria Sol immobile, l’observait pourrir, le cœur parasité de contradictions. Lire la suite


Ô toi, Seigneur de Babylone, qui règnes, à l’égal des dieux, sur le pays d’entre les deux fleuves pour le plus grand profit de son peuple, reçois ce poème, modeste contribution du scribe Kalakh, ton fidèle serviteur.

Jamais je n’oublierai ces jours funestes : J’en ferai toujours mémoire !… c’est par ces mots que mon ancêtre Uta-napishti avait, dit-on, l’habitude de clôturer le récit de la terrifiante aventure dont il fut, à la fois, le témoin et facteur. De génération en génération, mes aïeux en ont perpétué le souvenir par la parole, soucieux d’empêcher, à jamais, l’oubli de la recouvrir. Aujourd’hui, je suis heureux de pouvoir m’inscrire dans cette filiation de la mémoire en lui offrant un nouveau gage de continuité, puisque, initié par les prêtres du dieu Nabû à l’art de l’écriture, je suis en mesure de graver ce témoignage dans l’argile. Le poème que j’ai l’honneur de déposer à tes pieds n’a d’autre ambition que de restituer les événements tels qu’ils furent vécus et racontés, pour la première fois, par les survivants du drame. Un drame effroyable qui reçut le nom de Déluge. Jamais, auparavant, pareille catastrophe ne s’était produite – jamais plus, elle ne se reproduira à cette échelle – et c’est ici, en terre de Shin’ar, qu’eut lieu ce qui devait être la fin du monde, peu de temps après que les dieux aient créé les hommes pour les servir. Lire la suite