On n’habite pas un pays, on habite une langue.

Une patrie, c’est cela et rien d’autre.

E.M. Cioran

Il avait lu, des années auparavant, le journal d’un cinéaste allemand qui, apprenant la nouvelle de la maladie d’une amie, critique de cinéma qu’il chérissait, avait voulu faire à pied le trajet entre Munich et Paris pour la rejoindre. Selon une croyance qui a jeté sur la route des millions de pèlerins de toute religion, ce cinéaste pensait que la lenteur et l’effort du voyage à pied incitent le dieu auquel on croit à exaucer la prière qu’on lui adresse. Et conduisent au salut du marcheur. Ont-ils raison ? Et est-ce le mot qui convient ? Mais, toute rationalité suspendue, je me suis demandé quelle était la prière de Paul A., cet homme avec qui j’avais entretenu une relation aussi passionnée que distante, quand il entreprit de marcher du sud de l’Europe, où son cheminement l’avait mené, jusqu’à Bruxelles. Et si, au-delà de son propre salut, un autre miracle l’attendait au bout de sa route. Lire la suite


Toutes les révolutions ont secoué le joug et l’oppression, sauf la toute dernière. Qui voit les jeunes gens adorables déambuler le long des avenues équipés d’oreilles technologiques.

Ces prothèses sont des éclats d’obus ; leurs saccades tirent au bazooka dans la tête.

Libre ?

Est-ce liberté de déambuler en autiste ? Lire la suite


Vous, les hommes, avez tendance à voir les réalités de votre seul point de vue et, notamment, que les anges évoluent uniquement dans les cieux, les espaces aériens, des lieux infinis que nous disputerions aux dieux. Assange leur préférait les caves, les souterrains, les bunkers. Il sortait de vos schémas mentaux, raison pour laquelle il échapperait à vos capacités de compréhension. C’était un être de la nuit, obscur, secret, replié sur lui-même. Le sculpteur Joseph Geefs en avait donné, dans un marbre de la salle des statues du xixe siècle, une représentation assez fidèle en lui collant les ailes aux épaules et le long du corps qu’il avait longiligne et diaphane. Des ailes de chauve-souris qui disaient sa nature nocturne. Son corps d’éphèbe, sa chevelure blanche qui captait les rares lumières auxquelles il s’exposait et ses sourcils d’albinos qui augmentaient son étrangéité rappelaient l’essence angélique d’Assange. Il avait un regard perçant, mais furtif, en particulier quand il devait plonger dans celui des femmes, de sorte qu’il n’avait jamais eu la joie de le laisser errer plus de trente secondes dans les yeux d’une belle qui l’aurait regardé avec une même intensité complice. Assange était seul, bien que connecté à des réseaux multiples. Lire la suite



Pour utiliser un lieu commun, la nouvelle a fait l’effet d’une bombe.

Personne ne s’y attendait. Même dans ses rêves les plus fous, aucun politicien, aucun observateur du Landerneau politique belge, aucun citoyen responsable n’avait imaginé qu’elle aurait pu survenir un jour.

Et si brutalement.

Personne, non.

Nulle part. Lire la suite


Ma mère a voulu se mettre à l’informatique, à 90 ans.

Je l’en ai dissuadée, son médecin également. Nous avons eu tort tous les deux, c’est évident. Aujourd’hui, elle nous en veut.

Une quinquagénaire dynamique lui ayant demandé son adresse numérique, elle lui avait répondu, en s’excusant qu’elle n’en avait point.

— Mais madame, rétorqua la présidente des femmes diplômées des universités, une superwoman cybernétique très branchée, vous êtes une infirme. Lire la suite


Mamy n’allait pas bien.

Ses jambes. Sa hanche. Et sa tête quelques fois. Mais surtout les jambes.

Ça faisait un an qu’elle ne sortait que rarement. Le temps, la pluie, le soleil, le vent, tout était bon pour qu’elle reste chez elle. À force, ça a empiré. Elle n’est plus sortie. Alors on allait chez elle et on faisait le tour de l’appartement pendant des heures. On lui tenait le bras, elle s’appuyait sur sa canne et on tournait en rond. On parlait du temps qu’il faisait, des changements dans le quartier, des nouveaux qui s’installaient, du boucher qui avait fermé, de la boutique Allô maman qui attirait tous les immigrés du coin et qui parlaient si fort en téléphonant au pays que ça s’entendait jusque sur le seuil. Ça l’amusait, ces histoires de nouvelles patries qui se croisaient d’un trottoir à l’autre. Elle les voyait de la fenêtre du salon et en été elle les entendait, surtout les enfants. Elle aimait ça, tout ce charivari qui lui donnait l’impression d’avoir déménagé, d’être ailleurs sans avoir bougé d’un pouce. Ça l’amusait, ces cabrioles de langues qui montaient jusqu’à elle et qui faisaient une belle cohue, disait-elle. Toutes les langues sont belles quand on ne les comprend pas, c’est juste de la musique, ajoutait-elle en servant son café trop cuit… Lire la suite


ON A 80 ANS, ON RÈGNE DEPUIS 35 ANS, VOULONS LA LIBERTÉ !

Juan eut un recul. Avant de partir au boulot, il ouvrait toujours son portable. L’écran lui révèle ce message. Il en est effrayé. La tension était forte depuis trois ou quatre mois, mais ceci est inattendu. Il n’aimait pas le régime, mais il est fonctionnaire.

— Des nouvelles ? demande sa femme en s’appuyant légèrement sur son dos.

— Regarde, c’est inconcevable. Lire la suite


La crise dure depuis des années. Dix, douze ? Plus personne ne sait. Plus personne ne compte. Au début on s’étonnait du nombre de jours que traversait le petit royaume sans autre gouvernement que celui qui avait été désavoué par les élections. Puis on s’est inquiété du nombre de semaines. Puis on s’est indigné du nombre de mois. Enfin, on a renoncé à compter le nombre des années.

Le souverain ne quitte plus son château. Il y a convoqué des cohortes de sages qui se succèdent au chevet de la fragile démocratie dont, roi aussi peu élu que le gouvernement en affaires courantes, il est paradoxalement le dernier garant. Il a essayé toutes les martingales, tous les arcs-en-ciel, toutes les palettes. Il a avalé des couleuvres, reçu des vipères, affamé des boas.

À la fin, il avait renoncé à lire la presse, les essais politiques, les analyses économiques, les projections crispées des analystes chauves. Son seul repos, il le trouvait dans la lecture des romans d’aventure qui, débordant des rayonnages des bibliothèques, jonchaient à présent les salons du palais. Lire la suite


Le jour baisse. La fenêtre laisse entrer une lumière parcimonieuse, qui baigne la pièce d’une clarté grise, incertaine. Un bureau, un ordinateur, un divan à deux places et une table basse encombrée de journaux occupent les lieux. Peu à peu, la nuit s’y insinue et estompe les formes. Seule la fluorescence bleutée d’un écran troue encore la pénombre. Elle éclaire faiblement le dossier du siège derrière la table et quelques objets, stylo, bloc-notes, câbles, cendrier, éparpillés dessus. De temps en temps, avec régularité, le fond bleu de l’écran en veille laisse paraître, en fondu enchaîné, la photographie d’une femme, les cheveux coupés court, prise de biais. Elle apparaît de la tête à la taille, le visage à moitié tourné vers le spectateur, à qui elle adresse un sourire qui semble vouloir dire : « Je te tiens… » Des boucles d’oreilles brillantes se détachent sur les bords de son tee-shirt noir moulant. Lire la suite